mardi, 25 septembre 2007

Charles Blé Goudé entre sanctions onusiennes et droits d’auteur

Par
Alphonse Voho Sahi (*)
(*) Ecrivain et professeur de philosophie

Le hasard a voulu que le cinquième anniversaire du déclenchement de la guerre en Côte d’Ivoire se passe sur le fond d’une affaire qui n’en est pas une, qui ne devrait pas en être une, mais qui défraie la chronique: l’intérêt pour le moins ambivalent que l’ONU porte aux droits d’auteur de Charles Blé Goudé pour son livre Ma part de vérité. Ma réaction.
D’après le Directeur général de la Société Nouvelle de Presse et d’Edition de Côte d’Ivoire (SNPECI), éditeur du groupe Fraternité Matin et de plusieurs ouvrages, dont celui de Charles Blé Goudé, tout a commencé le 03 septembre 2007. Ce jour-là, l’auteur de Ma part de vérité était “l’invité de Fraternité Matin”, une tribune de la rédaction du journal. La maison d’édition a voulu profiter de cette occasion pour remettre, au titre de ses droits d’auteur, un chèque de 11 millions de francs à Charles Blé Goudé. Celui-ci, pour des raisons qui lui sont propres, a décidé de faire don de la totalité de cette somme à un groupement de jeunes porteurs de projets de réinsertion sociale. Il a donc demandé que le chèque soit établi au nom de ce groupement de jeunes. Ce qui a été fait. Il se trouve que ces faits ont lieu au moment où des experts de l’Organisation des Nations Unies (ONU) séjournent en Côte d’Ivoire, mandatés pour vérifier la situation des sanctions prises par l’ONU à l’encontre de Fofié, Eugène Djué et Charles Blé Goudé, au plus fort de la crise ivoirienne. Ils ont déjà rencontré les concernés. Et puis, après l’annonce dans les journaux du paiement des droits d’auteur à Charles Blé Goudé, ils sont allés demander aux responsables de la maison d’édition s’ils ignoraient que l’auteur qui a publié chez eux était sous le coup de sanctions onusiennes. Le directeur leur a donné une réponse idoine qu’il a répétée avant-hier à la télévision. “L’affaire”, si elle en est une, en est là.
On aurait tort de croire que cette affaire ne concerne que l’auteur, la maison d’édition et les envoyés de l’ONU. Car, au-delà de la question des sanctions, de ce qu’elles autorisent ou de ce qu’elles interdisent, ce qui est en jeu, à mon avis, c’est la part de la production et de la propriété intellectuelles dans le fonctionnement des Nations Unies quand il s’agit de nous autres. Si j’ai bien compris le sens de la démarche des experts de l’ONU, la maison d’édition n’aurait pas dû payer les droits d’auteur à Blé Goudé ou, à tout le moins, elle devrait en informer les Nations Unies.
Est-ce en rapport avec le gel des avoirs des personnes frappées par les sanctions ou avec le fait qu’étant sous le coup de sanctions onusiennes, Blé Goudé a néanmoins écrit un livre? Il me paraît, en effet, difficile de traiter séparément la question de l’écriture et de la liberté d’expression, d’une part, de celle des droits d’auteur, de l’autre car, pour autant que l’argent soit l’enjeu du débat, on ne voit pas comment une personne peut avoir le droit d’écrire un livre sans avoir celui de jouir de ses droits d’auteur ! Est-ce à dire que les sanctions onusiennes privent les personnes qu’elles frappent de tout, jusqu’au droit d’avoir des droits? Il est clair que se retrouver sous le coup de sanctions onusiennes, interdisant de sortir de son propre pays c’est être en prison. A cette différence près, que le prisonnier de l’ONU est dans une prison à ciel ouvert dont le périmètre épouse les limites territoriales d’un Etat. Une prison de 322 000 km2 n’en est pas moins une prison, dès lors que celui qui s’y trouve n’a pas le droit d’en sortir. Les barreaux sont d’autant plus infranchissables qu’ils sont invisibles. De toutes les façons, “dehors”, mille et une armées visibles et invisibles veillent jour et nuit, épillant faits et gestes, propos et silences.
Qu’on ne s’y trompe donc pas, en voyant les barbelés qui ceinturent les résidences et autres sites de travail des agents de l’ONU en Côte d’Ivoire. Ce n’est pas le “gouvernement du monde qui est derrière les barbelés”, ces derniers symbolisent bien l’univers carcéral où les gardes pénitentiaires sont protégés dans l’enceinte de la prison, le temps du service. Il s’agit de gardiens bien protégés contre les détenus, contre Eugène Djué, Charles Blé Goudé, Fofié et tous ceux contre lesquels ces gardiens sont chargés de protéger l’ordre qu’ils défendent. Nous devons donc savoir que depuis l’adoption des sanctions, nous vivons dans un pays qui est une prison pour certains de nos compatriotes. De ce fait, tout ce qui les touche nous concerne, ne serait-ce que par solidarité entre codétenus involontaires.
Que reproche-t-on à Blé Goudé dans l’affaire des droits d’auteur?
D’avoir écrit? Non certes, puisque, à ma connaissance, ses «geôliers» l’ont laissé écrire, ils l’ont laissé aller imprimer son livre, je n’ose pas dire dans l’imprimerie de la prison;
D’avoir fait circuler son écrit? Non, puisque cette tâche a été accomplie par l’éditeur qui, lui, n’est pas un prisonnier;
Le succès de son livre? Que non puisque c’est au vu et au su de l’ONU que Blé Goudé a participé à des séances de dédicace à travers la Côte d’Ivoire.
Or, à un livre écrit, édité et vendu sont attachés des droits dont le premier est la propriété intellectuelle et le principal la part qui revient à l’auteur dans ce que rapporte la vente du livre et qu’on appelle les droits d’auteur. Je pense donc que l’éditeur a bien fait, non seulement d’avoir veillé au paiement des droits d’auteur de Blé Goudé mais aussi de l’avoir annoncé publiquement.
Où donc est le problème? Veiller à ce que Blé Goudé n’ait pas d’argent du tout, qu’il n’ait pas d’argent produit par son travail ou qu’il n’ait pas d’argent provenant de sa production intellectuelle?
A ma connaissance, depuis qu’il est sous les sanctions de l’ONU, l’intéressé ne vit pas aux frais de l’organisation mondiale. Si donc il vit, et comme il vit, il vit bien de quelque chose et, dans la mesure où il est impossible de vivre dans le monde moderne sans avoir à dépenser de l’argent, on ne peut pas lui avoir interdit d’avoir de l’argent, c’est-à-dire d’en gagner; et de le gagner par l’écriture me semble une bonne voie pour un «prisonnier». L’ONU ne peut donc pas avoir interdit à Blé Goudé de travailler pour gagner sa vie.
Est-ce donc le montant de la somme qui a ému les experts de l’ONU? Je ne crois pas puisque, à la différence de plusieurs produits qui font objet de commerce, ce qu’un livre va rapporter ne peut être connu avec précision à l’avance. En écrivant Ma part de vérité, Blé Goudé ne peut pas savoir ce que le livre allait lui rapporter.
Reste donc l’hypothèse suivante : ce que l’ONU reproche à Charles Blé Goudé, c’est d’avoir écrit. Et je ne suis pas d’accord. J’estime qu’on peut enlever tout à une personne, mais vouloir lui enlever le droit d’exprimer ce qu’il a dans la tête, c’est déjà symboliquement lui enlever la tête. Et pour moi, il n’y a pas de différence entre interdire à une personne de jouir de ses droits d’auteur et lui interdire d’écrire. La démarche des experts de l’ONU soulève donc, au-delà des questions de droit international, une question d’éthique et quand on ne peut empêcher quelque chose parce qu’on est pauvre et faible, faible parce que pauvre, au moins on peut crier!
Encore une fois, il ne s’agit pas dans cette affaire, du sort d’un individu dont il plairait bien à certains de dire que “c’est bien fait pour lui”; il s’agit de chacun de nous, pour autant qu’aujourd’hui ou demain un expert international peut dire au nom des Nations Unies qui a le droit et qui n’a pas le droit de manger, pour respirer et penser!

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