vendredi, 14 mars 2008

Interview du Président Gbagbo

Gbagbo aux télévisions africaines : “MA PLUS GRANDE VICTOIRE...”

Laurent Gbagbo a été interrogé à Mama, son village natal dans le cadre de l’émission télévisée “Le plateau de l’intégration africaine”.
M. Le Président, vous êtes le premier Chef d’Etat que nous recevons dans le cadre de cette émission qui sera présentée dans plus de 50 pays. Merci pour l’honneur que vous nous faites en acceptant cette invitation. Votre pays, la Côte d’Ivoire, vient de vivre la plus grave crise
de son histoire avec le conflit militaro-politique déclenché le 19 septembre 2002. Après des accords infructueux, l’Accord politique de Ouagadougou a permis au pays d’amorcer un processus de sortie de crise et cela fait un an. Nous ferons le bilan de ce processus qui va être parachevé par les élections à venir. Nous parlerons de la place de votre pays en Afrique de l’Ouest et en Afrique tout court et nous parlerons de l’intégration sous-régionale sans oublier les relations entre l’Afrique et le reste du monde. En somme, un large tour de l’actualité nationale et internationale.
Et pour vous interroger, avec moi (Côte d’Ivoire), sur ce plateau, il y a sept autres confrères du Bénin, du Burkina, du Gabon, de la Guinée, du Mali, du Niger et du Sénégal.

M. le Président, juste un mot à l’endroit de nos hôtes?
D’abord, je suis heureux qu’ils soient venus en Côte d’Ivoire. Je les accueille et je leur souhaite la bienvenue. Je suis en plus heureux qu’ils soient venus à Mama. Nous avions un calendrier très difficile. Il fallait mettre ensemble plusieurs exigences. Il fallait que je sois ici pour la fête mondiale des femmes. Quand vous m’avez fait la proposition, j’ai demandé si vous pouviez venir ici. Vous avez accepté. Je vous félicite et je félicite tous vos collègues qui sont venus de si loin.

Nous aimerions savoir si le Président est disposé à répondre à toutes les questions.
Oui. Demandez à vos collègues ivoiriens. Ou bien j’accepte une émission ou je ne l’accepte pas. Mais quand je l’ai acceptée, je joue le jeu. Chaque émission a ses règles et je vais répondre à toutes vos questions sans aucun détour.
(Projection d’images montrant la Côte d’Ivoire au travail et un portrait du Président Gbagbo).

Monsieur le Président, je vous ai vu regarder ce portrait avec parfois un sourire en coin.
Est-ce qu’il vous arrive de jeter un coup d’œil dans le rétroviseur pour évaluer et analyser votre combat politique aujourd’hui?
Oui, oui ! Comme tous ceux qui ont parcouru un long chemin, je parcours souvent le passé, je le scrute mais je continue.

Dans l’opposition, M. le Président, vous êtes apparu comme un défenseur acharné des libertés. Mais tout récemment, vous avez dérouté plus d’un Ivoirien quand vous vous êtes attaqué aux grévistes. C’était à la Société ivoirienne de raffinage. Vous avez menacé, vous avez même dit qu’en cette période de crise, aller en grève, c’est criminel. Certains enseignants et certains de vos électeurs ne comprennent pas. N’est-ce pas trop fort, venant de vous qui êtes un défenseur des libertés?
Oui, je suis un défenseur des libertés et continue de le faire. Mais je ne suis pas pour la mort de mon pays. Il y a des moments où il faut savoir faire les choses. Nous définissons nos libertés dans le cadre de la République de Côte d’Ivoire. Si la République de Côte d’Ivoire n’existe plus, qu’elle s’effondre, l’Etat s’effondre, les institutions de la République s’effondrent. Si la Côte d’Ivoire ne peut exister, dans quel cadre allons-nous exercer les libertés? Je veux donc appeler les Ivoiriens à être responsables. Nous sommes en temps de crise grave. Nous avons fait la guerre et nous sommes en train de sortir, petit à petit, des conséquences de cette guerre. Il y a des grèves intempestives qui n’ont pas leur raison d’être, et c’est de cela que je parlais. C’est à leurs auteurs que je m’adressais, de façon vive, dure. La grève est constitutionnelle. Je n’arrête donc pas de grévistes mais il faut qu’ils comprennent aussi que l’Etat a les moyens de s’attaquer à une grève et de l’arrêter. Chacun a ses instruments de combat. Mon rôle est de défendre la Constitution, les libertés, le droit de grève mais c’est aussi défendre, avant tout, l’Etat de Côte d’Ivoire. Faire en sorte que l’Etat existe.

Depuis 7 ans que vous êtes à la tête de cet Etat et que vous gérez la crise, pensez-vous qu’on peut s’en sortir et quelles sont vos assurances?
Oui. Quelquefois, je suis agacé par des commentaires de gens qui ne savent pas comment on gère un Etat. Je crois que la plus grande chose que j’ai faite depuis le 26 octobre 2002 que je suis au pouvoir, a été de défendre la République, l’Etat, les institutions de l’Etat. Aujourd’hui, nous sortons de la crise. Visiblement, nous voyons que l’Etat existe et que les institutions de l’Etat existent. On ne le dit pas assez mais c’est ma plus grande victoire. Faire en sorte que l’Etat ne disparaisse pas est ma plus grande victoire. Et j’en suis fier. Je suis fier d’avoir combattu pour que l’Etat de Côte d’Ivoire existe et qu’il ne soit pas à terre. J’en suis très fier.

M. le Président, vous avez dit tout à l’heure que la Côte d’Ivoire est en train de sortir progressivement de la crise avec l’Accord de Ouagadougou. S’il y avait un bilan à faire un an après la signature de cet accord, quelle conclusion tireriez-vous?
Je suis très fier. Quand cette crise a éclaté, nous avons parcouru le monde entier pour faire des négociations. Nous avons signé de nombreux accords jusqu’à ce que dans les responsabilités qui sont les miennes, je comprenne qu’il y avait beaucoup de choses bidons dans tout ce qu’on faisait. Et il fallait que nous, Ivoiriens, rentrions en nous-mêmes, pour essayer de nous transporter nous-mêmes. Si les autres doivent venir nous aider, qu’ils le fassent mais il faut que nous soyons nous-mêmes convaincus que nous devons prendre notre destin en main pour nous en sortir. Et je suis fier qu’on l’ait fait. Je suis fier qu’on soit arrivé au résultat auquel nous sommes tous parvenus. Nous avons pris Blaise Compaoré pour faciliter le processus mais c’est d’abord nous qui avons négocié. Cela a duré longtemps, à peu près trois mois. Nous avons signé l’Accord de Ouagadougou le 4 mars 2007. Entre le 4 mars 2007 et aujourd’hui, il y a un an. Chers amis, regardez vous-mêmes, faites le point. Avant, on parlait de guerre; aujourd’hui, on parle d’élections. C’est un progrès immense. Nous avons supprimé la zone de confiance, etc. Je suis fier de l’Accord de Ouagadougou que nous avons signé. Mais je serai encore plus fier quand nous l’aurons achevé totalement.

Le 3ème Accord complémentaire qui a été signé à Ouagadougou le 28 novembre dernier, prévoyait le redéploiement de l’administration sur l’ensemble du territoire au plus tard le 30 janvier.
Il prévoyait, par ailleurs, les opérations de reconstitution des registres d’état civil qui devaient être lancées avant la fin de décembre 2007. En ce moment, le constat qu’on fait, c’est que vous n’en êtes qu’à la définition du mode opératoire en vue de cette reconstitution.
Si l’on s’achemine dans cette direction, ne risque-t-on pas d’aboutir à un 4e ou un 5e accord complémentaire?
Qu’est-ce que cela fait s’il y avait 10 accords complémentaires? Où réside le problème? Mon problème n’est pas là où vous situez le vôtre. Mon problème est qu’on sorte de la crise et qu’on fasse des élections qui donnent le pouvoir, de nouveau, à un citoyen et qu’il prenne les décisions pour sortir définitivement de la crise. Or, vous me dites qu’il faudra peut-être un 4ème ou un 5ème accord. Mais qu’est-ce cela fait? Rien du tout. Ce pourquoi je suis content aujourd’hui, c’est que sur tous les problèmes, il n’y a plus de désaccord de principe. Sur tous les problèmes, il y a des pas pratiques à poser pour arriver au résultat final. C’est très différent de la situation antérieure. Nous sommes d’accord sur tous les principes. Maintenant, il faut y arriver. On peut parler du redéploiement de l’administration. A ce sujet, je suis allé visiter la région des Savanes comme dans d’autres régions. Les préfets, secrétaires généraux de préfecture, sous-préfets sont tous en place. Mais ce qu’ils n’ont pas et qui n’est pas écrit dans les accords, ce sont les maisons. Ils n’ont plus de bureaux. Donc ils sont là, physiquement présents dans les départements mais ils n’ont pas de moyens de travail, de voiture. Aussi bien les sous-préfets que les secrétaires généraux. Nous sommes en train de travailler pour avoir les voitures et les leur affecter. Par contre, ce ne sera pas maintenant pour ce qui est des bâtiments qui ne sont pas en état de fonctionner. Quand le préfet, lui-même, dort dans une autre localité parce que ne sachant pas où dormir et que le médecin va tout juste pour voir ce qui aurait dû être son hôpital. Ce ne sont pas des problèmes de principe parce que tous les problèmes de principe ont été réglés. Aujourd’hui, nous avons des choses pratiques à régler, y compris dans les zones qui n’ont pas été touchées par la guerre.
Il y a deux semaines, j’étais à Divo pour prendre part à une messe à l’invitation d’un évêque. Divo est située dans la zone gouvernementale où il n’y a eu aucune guerre. Et tout le corps préfectoral était venu me rencontrer à la sortie de la messe pour me dire qu’aucun d’entre eux n’a une voiture. C’est pour dire que quand la crise arrive, elle désorganise beaucoup de choses, y compris les finances publiques. Donc en parlant de sortie de crise, nous sommes en train de nous réorganiser pour nous reconstituer. Mais en même temps que nous affectons les fonctionnaires, nous discutons avec l’étranger, notamment les institutions de Bretton Woods. Et il y a une semaine que nous avons achevé de payer ce que nous devions à la Banque mondiale. Parce qu’il fallait qu’on paie cela pour que nous puissions attendre de ces institutions autre chose. Nous avons donc beaucoup de choses à faire. Il y en a qui sont des principes et d’autres, secondaires.

M. le Président, vous dites que vous êtes d’accord sur tous les principes. Mais pour alleraux élections, il faut sécuriser le territoire ivoirien. Peut-on- dire, aujourd’hui, que vous avez trouvé un consensus sur la question du désarmement?
Je vous ai dit que nous sommes d’accord sur tous les principes. C’est-à-dire sur le désarmement. Nous sommes d’accord là-dessus. Il n’y a pas de problème. Je vous disais tout à l’heure quand on demande de redéployer l’administration, c’est un principe qui montre que nous sommes d’accord. Un préfet affecté rejoint son poste mais s’il n’a pas de maison où loger et de bureau pour travailler, que fait-il ? C’est pour cette raison que je vous ai dit de faire la distinction entre l’accord pour les principes et la réalité concrète de l’exécution d’un tel principe. Sur le désarmement, il n’y a aucun problème. Le Premier ministre et moi réfléchissons pour savoir s’il faut faire un deuxième bûcher. On va peut-être le faire à l’image de celui de Bouaké le 30 juillet 2007. Il n’y a pas de problème sur le principe; maintenant, il faut ramasser les armes. Et je vous le dis, aujourd’hui, nous ramasserons les armes, nous ferons le désarmement avant de faire les élections. Je le répète très clairement. Maintenant, il faut nous laisser travailler. Une fois qu’on est d’accord sur ces principes, il faut nous laisser aller à la pratique. Doucement, doucement, nous sommes pressés.

M. le Président, vous dites avant de faire les élections, c’est-à-dire en juin?
Oui, nous les avons prévues en juin.

Est-ce que les élections vont se tenir effectivement en 2008? Vous faites des progrès mais vous êtes quand même tenus par les délais constitutionnels?
Quels délais constitutionnels? Les élections en Côte d’Ivoire auraient dû avoir lieu à la fin du mois d’octobre 2005. Pour quelles raisons n’ont-elles pas eu lieu? Parce qu’il y a eu la crise qui ne permettait pas les élections. Et cela est écrit dans la Constitution de la Côte d’Ivoire. Qui est que si le pays est coupé en deux et que cela rend impossible la tenue des élections, le Président de la République saisit le Conseil constitutionnel. Il s’adresse à la Nation et il demeure à son poste. Je suis là. Maintenant, nous sommes en train de rouler vite, vite, vite pour qu’on arrive à faire les élections rapidement. Mais on va à l’allure où la voiture peut aller, à l’allure que la route nous permet.

M. le Président, le vrai problème de la Côte d’Ivoire est celui de l’identité qui a conduit à la crise…
Je ne suis pas d’accord avec vous.

Alors, expliquez-le moi.
Comment définissez-vous ces fameuses foires foraines?
Ce n’est pas la première fois qu’il y a des audiences foraines. En 1997 déjà, il y en a eues dans toute la Côte d’Ivoire. Et ça n’a pas provoqué de drame particulier. Beaucoup de gens n’ont pas d’actes de naissance, surtout ceux de ma génération. Maintenant, il y en a beaucoup moins. Nous sommes à peu près à 300.000 personnes. Sur 20 millions d’habitants, cela ne représente rien.

Mais vous refusez de délivrer des certificats de nationalité.
Non, non ! Il ne faut pas dire cela. On ne dit pas les choses qu’on ne sait pas. Mon rôle, c’est de faire respecter la loi en Côte d’Ivoire et non de laisser la pagaille s’installer. Que dit la loi. Elle dit que les audiences foraines sont faites uniquement pour délivrer les jugements supplétifs d’actes de naissance ou les jugements supplétifs d’actes de décès. J’ai donc été étonné que des gens qui ont fait voter ces lois veuillent les contourner en y enjoignant des certificats de nationalité. Il y a une autre démarche pour faire les certificats de nationalité prévue par une autre loi. Il n’y a pas de problème. Mais je ne laisserai pas faire l’illégalité. Ce n’est pas parce qu’on veut sortir de la crise que nous devons accepter l’illégalité. Je n’accepterai pas l’illégalité.

M. le Président, depuis 7 ans, vous ne gérez que la crise. Vous avez assez de problèmes, même si, à vous entendre, vous voulez avancer. Vous avez le recensement à faire, les audiences foraines, le désarmement avant les élections et les élections elles-mêmes.
Pour tout cela, il vous faut ce qu’on appelle le nerf de la guerre, c’est-à-dire l’argent. Mais en attendant, vous gérez une partie du pays, je parle des impôts et des douanes. Pouvez-vous nous expliquer ce qui se passe de l’autre côté du pays? A vous entendre, les préfets sont présents mais gèrent-ils les impôts et les douanes?
L’essentiel, c’est que la Côte d’Ivoire est debout. Je ne travaille pas dans l’irréel, l’abstrait. Je travaille dans le concret. Depuis que cette crise a éclaté, la Côte d’Ivoire vit. Elle fait face aux dépenses d’un Etat, elle paie ses fonctionnaires sans retard. Donc cela fait que nous ne sommes pas traumatisés. Maintenant, il faut récupérer les taxes et les impôts de toutes sortes sur l’ensemble du territoire. Nous ne sommes pas traumatisés, c’est pourquoi nous ne précipitons rien. Nous devons maintenant, tout doucement, installer les postes de douane à toutes les entrées où elles ne sont pas. Nous en discutons avec le Premier ministre. Nous sommes en train de préparer les douaniers qu’il faut. A Ouangolodougou, Minignan…Nous connaissons les postes de douane et le nombre de frontières. Nous ne sommes pas stressés, justement parce que nous avons les moyens d’exister sans même ces postes de douane. Sinon, nous serions stressés. Doucement, doucement, nous sommes pressés, comme le dit l’adage.

M. le Président, vous semblez tenir un double langage politiquement par rapport à la crise. Vous faites appel à la solidarité de vos collègues, chefs d’Etat de la CEDEAO. Or, il se trouve que vous n’avez pas attendu son signal pour aller signer les APE.
Ce n’est pas du tout un double langage. Chaque chef d’Etat défend les intérêts de son pays. Je voudrais vous dire que nous avons tenu eu une réunion des chefs d’Etat de la CEDEAO il n’y a pas longtemps à Ouagadougou et il n’y a eu aucun chef d’Etat pour jeter la pierre ni au Ghana, ni à la Côte d’Ivoire. C’est moi qui ai donné l’ordre à mon ministre de signer les accords dans un souci de réalisme. Si je ne signais pas les APE (Accords de partenariat économique. Ndlr), savez-vous combien de francs je perdrais? Savez-vous combien de francs la Côte d’Ivoire perdrait?

C’est combien de francs ?
Nous perdrions au moins 400 milliards de francs par an. Je refuse que mon pays perde 400 milliards de francs par an. Cela veut donc dire que si c’était à refaire, je le referais, sans aucun regret.

Avez-vous consulté les autres chefs d’Etat?
Non. Justement, il faut mettre la responsabilité là où il faut. A Ouagadougou, j’ai pris la parole, le Ghanéen John Kufuor aussi. Et nous avons tenu le même langage, puisque nous avons paraphé les mêmes textes.

Seulement deux Etats ont conclu les accords. Là, vous avez violé les traités de l’Union.
Mais nous avons sauvé notre économie. Je n’ai pas été élu par l’Union, mais par les Ivoiriens. Nous avons sauvé notre économie et c’est ce que j’ai expliqué à mes collègues. J’ai dit à cette réunion : Qui peut soupçonner la Côte d’Ivoire de ne pas être unioniste? Qui, dans cette salle, peut soupçonner la Côte d’Ivoire de ne pas être unioniste? Qui peut soupçonner le Ghana de ne pas être unioniste? Depuis 2000, et surtout depuis 2002, on savait que l’on allait arriver à cette situation à la fin de 2007. Qu’a fait la Commission de l’Union africaine pour que l’on n’en arrive pas là? Moi, je veux qu’on me l’explique, mais il n’y a personne pour me l’expliquer. Qu’est-ce que la Commission de la CEDEAO, qui était en charge du dossier, a posé comme acte ? A-t-elle convoqué une réunion pour qu’on en débatte? Elle n’a posé aucun acte. Alors, on arrive (à une situation) où chaque pays est placé devant ses responsabilités… Mais les autres pays qui nous jetaient la pierre, eux, ne perdaient rien. Les autres pays de la CEDEAO ne perdaient rien. Que l’on ait signé ou pas, eux ne perdaient rien du tout. Alors que le Ghana et nous perdions. La Côte d’Ivoire perdrait 400 milliards de francs par an. Je ne pouvais pas accepter cela.

La crise est-elle pour quelque chose dans la signature des accords par la Côte d’Ivoire?
Non. Le Ghana n’avait pas de guerre sur son territoire. Et pourtant, il a eu exactement le même comportement que nous. Il y a des pays qui, compte tenu de leurs exportations agricoles sur le marché européen, allaient subir le contrecoup. Ce sont, dans le cadre de la CEDEAO, le Ghana et la Côte d’Ivoire. Et ces pays ont eu le même comportement. C’est cela que je veux que vous compreniez. Ce sont deux pays qui n’avaient pas la même situation intérieure; parce que le Ghana n’avait pas de guerre, il n’était pas en train de sortir d’une crise, mais il a eu exactement le même comportement que la Côte d’Ivoire. Dans l’autre zone, le Cameroun aussi a eu le même comportement. Je veux dire que ce n’est pas une question de crise interne. C’est une question de situation et de sauvegarde de l’économie nationale.

Si j’ai bien compris, votre vision de l’intégration africaine est que chaque pays défende ses intérêts.
Mais chaque pays défend toujours ses intérêts. Quand le Nigeria produit 2.300.000 barils de pétrole par jour, c’est pour le Nigeria d’abord. Etes-vous d’accord avec cela ? Alors, nous disons: Comment faire pour que ce que chacun a de positif serve à l’ensemble? Et si vous vous interrogez vous-même, vous comprendrez que la Côte d’Ivoire fait en sorte de mettre ce qu’elle gagne à la disposition du plus grand nombre. Mais justement, pour qu’elle continue de mettre ce qu’elle gagne à la disposition du plus grand nombre, elle ne doit pas donner des verges pour se faire fouetter. Elle ne doit pas chercher à perdre. Elle doit chercher à gagner, parce que quand elle gagne, c’est tout le monde qui gagne. Je vous demande de vous interroger sur les raisons pour lesquelles le Cameroun (de l’autre côté), le Ghana et la Côte d’Ivoire ont paraphé ces accords. Car ce n’est pas la Côte d’Ivoire seule qui a signé. La raison est que ces trois pays sont exportateurs de produits agricoles sur le marché européen. Et si avant le 31 décembre 2007, ils ne paraphaient pas ces APE, eux allaient payer tandis que les autres n’allaient rien payer du tout. La situation des autres ne changerait pas du tout, alors que celle de la Côte d’Ivoire changerait: elle deviendrait plus pauvre. Sommes-nous d’accord avec cela ? Il faut que nous soyons d’accord sur les termes du débat pour que l’on puisse avancer.

Toujours en rapport avec les préoccupations d’ordre économique, je voudrais me faire l’écho des craintes des populations de l’espace UEMOA avec toutes ces rumeurs de dévaluation du FCFA.
Vous étiez récemment à Ouagadougou à une table ronde avec le directeur général du FMI. Il y a une autre lecture de cette visite-là qui peut être également comprise comme étant une rencontre sur cette affaire de dévaluation.

Cette rumeur est-elle fondée?
Non, cette rumeur n’est pas fondée. C’est avec vous que je l’apprends ici. Nous avons fait la réunion avec M. Strauss Khan et les autres chefs d’Etat. Au niveau des chefs d’Etat, nous étions quand même 7 sur 8. Presque tout le monde était donc là. On a eu d’abord une séance de travail; ensuite, on a tous déjeuné ensemble et enfin on a continué à parler. Après, moi-même je l’ai (Dominique Strauss-Kahn, DG du FMI, ndlr) reçu dans ma suite à l’hôtel. Mais à aucun moment, nous n’avons parlé de dévaluation du FCFA.

En 1994, on a eu à peu près les mêmes types de démenti et puis après, la dévaluation est intervenue.
Oui mais… moi, je ne peux pas démentir des choses qui n’existent pas. Peut-être qu’après, d’autres diront, avec le gouverneur de la BCEAO qu’il faut faire une dévaluation… Mais pour ce que je sais, je suis allé à la réunion de Ouagadougou pour régler des problèmes de l’Union et ceux de la Côte d’Ivoire aussi. C’est pourquoi après avoir réglé les problèmes de l’Union dans une réunion d’ensemble, j’ai reçu le directeur général du FMI et nous avons discuté de relations bilatérales. Mais ce n’est pas au niveau bilatéral que l’on parle de la dévaluation d’une monnaie commune.

M. le Président, peut-on peut dire que la crise est définitivement derrière vous? Et que la Côte d’Ivoire, avec les autres, est unie dans la CEDEAO?
Mais c’est ce que nous avons pris comme décision. Je dis qu’il faut que les journalistes nous aident, que chacun fasse son travail. Je pense même que nous, les chefs d’Etat, avons péché, parce que nous n’avons pas poussé chacun à faire son travail. Nous avons créé une commission : la Commission de la CEDEAO, dirigée par Ibn Chambas. Qui avait en charge ce problème. Mais on ne l’a pas vue durant les cinq ans de discussions. C’est cela la vérité. On ne l’a pas vue. Et c’est à la fin, les derniers jours de la dernière semaine, que nous, autorités ivoiriennes, avons convoqué Ibn Chambas pour qu’il vienne à Abidjan. Nous lui avons dit : Dans quelques jours, c’est la fin de l’année, qu’est ce qu’on fait? C’est nous qui l’avons convoqué ! Mais ça ne devait pas se passer comme cela. La Commission est mise en place pour faire ce que chacun ne devait pas et ne doit pas faire individuellement. Cette Commis-sion aurait dû négocier, parce que je vous dis que depuis 2002, nous savions cela. Qu’a fait cette Commission ? Tant que nous n’allons pas répondre à cette question, on va passer le temps à faire de petites querelles qui ne nous font pas avancer.

Avec l’Accord de Ouagadougou, il y a certainement des avancées. Mais il demeure encore des obstacles.
Oui, je suis d’accord qu’il y a encore des obstacles. Mais il faut accepter que l’on a avancé. On n’est plus au stade de 2003, 2004, 2005, 2006 où c’était la galère (pour parler comme les Abidjanais. C’était tragique. Mais aujourd’hui, quand vous passez, les boîtes de nuit, les dancings, les maquis sont pleins. Et ça, ce sont les critères réels de mesure de la paix.
Mais je n’ai pas dit que tout est fini. Il faut que l’on aille aux élections pour que le peuple redonne le pouvoir à un individu et que celui-ci forme autour de lui un gouvernement cohérent pour initier beaucoup d’actions de développement. Nous sommes sur le chemin. Je vais vous dire que quelques Ivoiriens ont un pessimisme intéressé. Un pessimisme qui n’est pas d’un bon aloi. Il y a des Ivoiriens qui parlent comme si tout était comme en 2002, 2003, 2004. Alors que nous sommes en 2008 et que nous progressons de façon visible. On a quand même supprimé la zone de confiance qui était une zone où les gens se cachaient pour aller tuer. Rappelez-vous Guitrozon, Petit Duékoué, plus de 100 morts en une seule nuit. Rappelez-vous les attaques de Gohitafla, les 11 attaques contre Bondoukou, etc. Je ne vais pas assommer nos amis qui viennent d’ailleurs; mais rappelez-vous que tout cela est aujourd’hui derrière nous.
Maintenant, on est tous d’accord pour préparer les élections.
Sur la question des élections avant ou après le désarmement, il n’y a pas longtemps,le Premier ministre a dit que c’est un «débat idiot». Vous venez de dire tout à l’heure qu’il y aura le désarmement avant les élections.
Oui. C’est pourquoi ce débat n’a pas sa raison d’être. Que dit l’Accord de Ouagadougou que nous avons? Il dit que l’on fait le DDR, c’est-à-dire le désarmement; et puis les élections. Mais on les fera! C’est pour quoi je vous ai dit que nous allons ramasser les armes.

Pourquoi les élections vont-elles mettre fin à la crise?
Tout le monde a décidé qu’on considère les élections comme le point final.

Alors, pour les élections, il faut un processus transparent. Et pour ce faire, il y a un certain nombre d’organismes qui ont été choisis pour organiser cette opération d’inscription sur les listes électorales. Par exemple, l’opérateur économique Sagem et l’Institut national de la statistique (INS) doivent s’occuper des listes électorales. Est-ce que aujourd’hui, vous faites suffisamment confiance à Sagem?
Ecoutez, moi, je vous dit qu’on n’a pas besoin de Sagem normalement pour organiser les élections en Côte d’Ivoire. On organise des élections en Côte d’Ivoire depuis 1945, on les perd ou on les gagne; peu importe, on organise les élections. Mais comme on sort d’une crise et que mes adversaires crient tellement : «Oui, avec l’Institut national de la statistique (qu’eux-mêmes dirigeaient avant), comme c’est Gbagbo qui a nommé les gens à la tête, si c’est eux seuls, il va gagner». Alors, pour qu’ils n’aient pas peur, j’ai accepté qu’on adjoigne à l’INS, qui est l’organe technique de l’administration ivoirienne et qui fait toutes les statistiques, un opérateur privé. Ça va nous coûter plus cher, des milliards de FCFA (pour moi de l’argent qu’on aura à dépenser comme ça, mais… La paix coûte cher et il faut la payer. Je suis donc prêt à payer la paix. Et on fait des sacrifices. Mais l’organisme qui est chargé d’organiser les élections, ce n’est ni l’INS, ni Sagem, c’est la CEI (Commission électorale indépendante) qui, en lieu et place du ministère de l’Intérieur comme on le faisait avant, organise les élections. Maintenant, l’INS et la Sagem s’occupent des opérations techniques du recensement électoral.

M. le Président, que répondez-vous à ceux qui disent que vous n’êtes pas pressé d’aller aux élections parce que votre parti n’est pas prêt?
Ils se trompent. Je suis pressé d’aller aux élections parce que je pense qu’on ne peut pas gouverner le pays comme ça. Et puis, si notre parti n’est pas prêt, qui est prêt? Nous sommes plus prêts que tout le monde en Côte d’Ivoire aujourd’hui. Vous comprenez donc que c’est un vieux débat dont on ne parle plus en Côte d’Ivoire. Mais je suis très pressé d’aller aux élections parce que je pense qu’il faut un gouvernement, il faut une élection, une nouvelle légitimité pour que quelqu’un forme un gouvernement cohérent. Je l’ai dit, je le répète.

Où en êtes-vous avec le dialogue politique en Côte d’Ivoire? En d’autres termes, rencontrez-vous vos opposants? On a l’impression qu’à des questions politiques, vous apportez des réponses techniques.
Mais les opposants ne sont pas faits pour qu’on s’entende avec eux. Quand j’étais opposant, je n’ai jamais demandé à un président de s’entendre avec moi.

Sur un minimum?
Le minimum, ce sont les lois, les règles. Et la plupart des lois et des règles existent. Ce sont ceux qui sont aujourd’hui mes opposants qui les ont fait voter. Ce sont eux qui ont pris ces lois et ces règles. Je n’ai donc pas de problème à ce niveau. Et sachez que quand on est dans l’opposition, on gagne toujours une élection avec les lois des autres.
Maintenant, pour répondre à votre question, je n’appelle pas opposants, ceux que vous considérez comme des opposants parce que quand quelqu’un partage le gouvernement avec un Chef d’Etat élu, il ne peut plus dire vraiment qu’il est opposant. Les gens ont des ministres au gouvernement, ils participent aux débats hebdomadaires de prise de décisions, est-ce que vraiment c’est encore l’opposition ? Je rencontre ceux que vous appelez mes «opposants», dans le cadre de l’Accord de Ouagadougou que nous avons signé et que tout le monde a accepté. Dans cet Accord, il y a une structure qu’on appelle le CPC (Cadre permanent de concertation) dont nous venons de tenir la dernière réunion à Ouagadougou, il y a près d’un mois. C’est dans ce cadre que je les rencontre. Mais je rencontre leurs représentants de façon hebdomadaire au gouvernement. Nous prenons les décisions ensemble. Il n’y a pas un parti qui soit au pouvoir et d’autres dans l’opposition. Tout le monde travaille.

M. le Président, que répondez-vous à ceux qui disent vous avez un deal avec votre Premier ministre pour bloquer le processus électoral en Côte d’Ivoire?
Pourquoi on bloquerait le processus électoral ?

Pour ne pas aller aux élections.
Pourquoi ne pas aller aux élections ? Expliquez-moi un peu. Je trouve cela un peu ridicule. En tout cas, moi, je suis pressé qu’on arrive aux élections, et tout le monde le sait à Abidjan.

Un rapport du Secrétaire général des Nations unies sur le DDR a parlé de facteurs d’instabilité structurelle qui menacent donc la paix sociale en Côte d’Ivoire. Il a également estimé qu’il n’y avait pas de progrès significatif en vue de la refonte des forces de défense et de sécurité. Partagez-vous cette opinion-là?
Oui. Des progrès ont lieu, mais pas sur tous les points. Il y a des points où il y a beaucoup de progrès et d’autres où il y en a moins. Mais on n’a pas fini. J’ai encore reçu M. Choi le Représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies en Côte d’Ivoire, avant de venir ici (Mama. Ndlr). Ça va. Vous savez, il ne faut pas que dans une sortie de crise comme celle-ci, on ait l’impression que tout va aller au même rythme. Tout n’ira jamais au même rythme. Certaines choses vont vite, d’autres vont lentement. Le rôle du Président de la République est de regarder pour voir si dans l’ensemble on bouge dans la même direction, est de savoir si on va sortir de cet embrouillamini en 2008 et aller aux élections. Le Président de la République répond : «Oui». A partir de ce moment-là, on avance.

A vous suivre, M. le Président, nous sommes vraiment très admiratifs de votre volonté d’aller aux élections. Mais parallèlement, vous affirmez avoir signé les APE, parce qu’il y avait les intérêt de la Côte d’Ivoire en jeu. Au moment où les autres parlent encore, aux sommets de l’Union africaine, de gouvernement africain, ne pensez-vous pas avoir fissuré un peu l’Union?
Cher ami, moi, je suis Président de la Côte d’Ivoire; je voudrais vous dire que mon pays fait beaucoup pour l’intégration et tout comme moi-même. Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais je viens de supprimer la carte de séjour que j’avais combattue depuis 1990. Je l’ai supprimée parce que j’estime qu’elle va contre les intérêts de l’intégration et qu’il faut qu’on y arrive. Je pense aussi qu’il faut qu’on dépasse l’Uemoa et qu’on aille, au niveau de la Cedeao, pour avoir une seule et même monnaie. Cela va beaucoup arranger le commerce intra territorial. Je pense que les pièces d’identité qui sont délivrées par chaque Etat doivent être valables dans les autres Etats. C’est pourquoi j’ai dit que désormais, si quelqu’un vient dans notre pays avec les papiers de son pays, il faut qu’on reconnaisse ces papiers-là et qu’on le laisse circuler. Nous faisons beaucoup de progrès au niveau de l’intégration surtout dans l’espace Cedeao. Mais on ne fait pas assez de progrès. C’est la question que j’ai posée dernièrement. Je pense que le marché n’est pas suffisamment unifié. On n’a pas encore un vrai marché unique. Il y a des propositions à faire.

Vous avez été distingué avec le Président Blaise Compaoré à Dakar du prix Sédar de l’Intégration africaine.
Comment avez-vous accueilli ce prix et quelle est votre vision de l’intégration africaine?
Il y a des choses qui, à mon avis, sont devenues des slogans. Je dis qu’il faut sortir des slogans pour entrer dans les faits. Moi, je n’ai pas négocié avec quelqu’un pour supprimer la carte de séjour dans mon pays. J’ai pensé en mon for intérieur que c’est une mauvaise chose pour l’intégration. J’ai décidé de la supprimer et aujourd’hui, c’est chose faite. Et chaque Africain peut venir avec les papiers de son pays et se promener en Côte d’Ivoire. C’est ça qui est important. Or l’intégration est devenue un slogan. Vous voyez des gens crier : «intégration», or ce qu’ils font qui, souvent, n’a rien à voir avec les aspect intégrationnistes.

Des exemples?
Non. Je ne donnerai pas d’exemple. Nous ne sommes pas à une émission de polémique. Mais je veux dire qu’on peut faire d’autres choses. On peut aller plus loin encore.
En Afrique de l’Ouest, il faut régler le problème de double monnaie, triple monnaie, quadruple monnaie. A la suite de la monnaie, il faut régler le problème du marché. Et une fois qu’on l’aura réglé, il faut régler le problème des communications et télécommunications. Il faut les régler. Voici donc ce qui me semble aller dans le sens de l'intégration. On a des pays qui sont à côté de nous, qui sont anglophones. Il faut commencer à enseigner l'anglais à partir de l'école primaire, au Cours préparatoire 2ème année (CP2), pour faire une plus grande union avec les autres. J'ai une idée très précise de l'intégration et des actes très précis qu'il faut poser. Or, au lieu de poser ces actes, on passe notre temps à crier : "intégration, intégration", comme si le slogan pouvait suffire à nous sortir des problèmes que nous rencontrons. Ce ne sont pas des slogans que nous cherchons. Nous cherchons des faits. Nous cherchons des actes qui nous font avancer.

Propos recueillis par
Paulin N. Zobo,
Pascal Soro
Et Emmanuel Kouassi
Frat Mat