dimanche, 4 mars 2007

INTERVIEW / MICHEL GBAGBO


Dimanche 4 Mars 2007 : INTERVIEW / CRISE IVOIRIENNE

Michel Gbagbo:

« Que la fin de la guerre ne corresponde pas à des règlements de comptes... »


Suite et fin de l’interview de Michel Gbagbo accordée à www.rezoivoire.net. Tout en présentant « Côte d’Ivoire, un air de changement », l’auteur, Michel Gbagbo donne des pistes de solution et en appelle à l’intelligence des uns et des autres pour une sortie de crise civilisée.

Dans votre ouvrage, vous mettez à l'index des multinationales françaises qui pour des intérêts financiers alimentent cette crise. Disposez-vous de preuves suffisantes pour étayer de telles affirmations ?

En fait, vous le savez, les principales structures de service et d'industrie implantées en Côte d'Ivoire sont, majoritairement, à capitaux français ou européens. Citons la téléphonie (Ci-Telcom), l'électricité (CIE), l'eau (Sodeci), qui appartiennent à Bouygues. Les principaux titres fonciers en Côtes d'Ivoire sont détenus par des propriétaires terriens français. Les principales banques sont à capitaux français, telle que la SGBCI de la Société Générale. De même dans le bâtiment etc. Pour décrire cette mainmise sur les ex-colonies françaises, on parle même de françafrique. La françafrique, comme dit Verschave, c'est une infime minorité de français, qui, aidés au plus haut niveau de l'Etat français, sont organisés en réseaux quasi mafieux. Ils soutiennent les dictatures des ''pères de la nation'', ou finançant des coups de force si nécessaire. Il cite même parmi ses membres Bouygues évidement, mais aussi Bolloré, TotalFinaElf, des noms que nous connaissons très bien en Côte d'Ivoire.


Pour beaucoup d'observateurs politiques, le Président Gbagbo est victime de son indépendance d'idée. Cela seul peut-il justifier le coup d'Etat ?

Ce qui est certain, c'est que l'arrivée au pouvoir du président Laurent Gbagbo, un inconnu du sérail françafricain, en a choqué plus d'un. Ses premières actions également. En effet, il fut le premier président africain francophone à déclarer sur RFI, dès après son investiture, et pour le paraphraser : ''Je ne travaille pas pour la France, mais pour les Ivoiriens''. Il fut également le premier leader africain au pouvoir, a constituer un budget d'abord sécurisé, puis de stabilisation, c'est-à-dire sans apport des partenaires classiques des petits Etats, la France, l'Union européenne, le FMI. Il fut aussi, il faut le souligner, le champion de l'ouverture à la concurrence des marchés jusque là sous monopole français parfait, permettant aux Américains, aux Arabes, aux Canadiens et aux Chinois de pénétrer le marché ivoirien. Et il manifesta également, chose inouïe jusque-là, sa volonté de développer l'intégration africaine avec tous ses voisins, y compris anglophones (Ghana et Libéria), et y compris en dehors de l'Afrique francophone : Angola, Rwanda, Afrique du Sud par exemple. On peut donc dire à ce titre qu'il marquât une véritable indépendance d'esprit, qui n'est pas sans rapport avec le soutien du Gouvernement français à la rébellion en Côte d'Ivoire, dans laquelle on retrouve justement, l'essentiel des ténors de l'ancien parti unique de l'ère Houphouët-Boigny.


A la page 96 de votre livre, vous écrivez : " Le manque de retenue et le recours facile à l'argumentaire ethno religieux est ce qui caractérise la classe politique ivoirienne" Il y a de quoi désespérer ?

Non ! Car heureusement, avec la guerre, l'ensemble de nos concitoyens, je pense, a pris la mesure du danger qui guette la nation quand l'ethnie et la religion pénètrent le champ politique. Il nous appartient aujourd'hui je pense, avec l'aide du Parlement Ivoirien, de la société civile, des leaders religieux et de la communauté internationale, de faire en sorte que la fin de la guerre ne corresponde pas à des règlements des compte interethniques, et que les démagogues soient marginalisés. En tous les cas, n'oubliez pas que la véritable guerre qui doive être menée, est aussi celle contre la misère, qui pousse beaucoup de personnes dans le désespoir, et en font des proies faciles pour certains leaders qui se constituent, par l'ethnie, le régionalisme ou la religion, un électorat captif.


Vous écrivez ceci à la page 98 : " Les liens ivoiro-français ne peuvent être brisés, mais devraient nécessairement être revisités (…) " Vous n'êtes donc pas un partisan de la rupture totale avec l'ancienne métropole ?

Ma réponse est non. Personnellement, par inclinaison naturelle et par expérience, je me méfie toujours des positions extrêmes. Mais j'écris que le gouvernement français ne doit pas interpréter la politique économique du gouvernement ivoirien comme la marque d'un sentiment anti français, anti européen ou anti blanc comme on a pu le comprendre dans certaines déclarations pathétiques d'officiels français. Ce qu'il doit comprendre, ainsi, que les décideurs africains en général, c'est que le type de partenariat qui liait la France aux ex-colonies est aujourd'hui déclassé car l'Afrique noire a besoin d'industrialiser son économie, de diversifier des partenaires, et de renforcer l'intégration sud-sud si elle veut construire une économie solide qui permette de lutter contre la misère. Ce changement d'option peut faire grincer des dents en métropole, ou dans la nébuleuse françafricaine, mais il s'agit d'un changement irréversible de politique économique pour faire avancer l'Afrique.


Est-ce une manière de dédouaner le Président Gbagbo quand vous dites à la page 99 : " L'Histoire expliquera comment il se fait que lui, anciennement lié à Alassane D. Ouattara au sein du " Front Républicain ", et connu comme étant le plus grand pourfendeur de l'ivoirité, soit maintenant souvent accusé d'en être le défenseur ..." ?

Cette question est intéressante et je vous en remercie. En fait j'ai dans ce passage indiqué que l'un des caractères de cette guerre a été de nous montrer des anachronismes pas toujours faciles à interpréter. Ainsi, le Président H. K. Bédié, porte drapeau du concept de l'ivoirité, est aujourd'hui membre d'une rébellion qui justement pourfend ce concept. Ainsi le Président Alassane D. Ouattara qui a introduit la carte de séjour en Côte d'Ivoire et s'est déclaré victime de l'ivoirité est aujourd'hui en alliance avec H. K. Bédié, et demande la suppression de la carte de séjour, ainsi le Président Laurent Gbagbo qui a par de nombreuses déclarations condamné tout ce qui se rapportait à l'ivoirité et à l'akanité, et qui était dans un Front Républicain avec Alassane D. Ouattara justement pour combattre entre autres ces dérives du PDCI-RDA, est aujourd'hui accusé d'être un ivoiritaire et un xénophobe…. Je montre donc juste qu'il existe des anachronismes qu'il n'est pas toujours évident de comprendre.


La communication comme vous le soulignez dans votre livre, est le talon d'Achille de tous les partis qui se sont succédé à la tête de l'Etat ivoirien. Ne pensez-vous pas que l'Etat à d'autres priorités au lieu d'investir dans ce secteur ?

La guerre en Côte d'Ivoire a mis en relief l'instrumentalisation de l'information. D'une manière générale, les articles de journaux sont construits dans une proportion de 99% d'opinion pour seulement 1% d'information. C'est une appréciation personnelle. Mais qui indique le rôle fondamental que pourrait jouer cette presse pour la réduction de la fracture sociale. Au plan institutionnel, j'indique que la notion de nation et la figure du chef de l'Etat sont nécessairement omniprésentes dans la mesure où les signes du pouvoir le sont : drapeau et photos dans les bureaux publics, civisme et respect du bien public… Cela ne coûte rien, au plan financier, mais reste extrêmement important pour diffuser l'idée de nation dans toutes les classes sociales et dans toutes les régions. Enfin oui, je montre que le contrôle des medias diffusant en interne comme sur l'international participe à l'idée de nation et renforce l'indépendance. Cela coûte, certes, mais cela participe aussi à la prévention des conflits.


Si vous étiez à la tête de ce secteur qu'auriez-vous fait pour éviter à la Côte d'Ivoire de telles déconvenues ?

A mon avis, l'action de communication participe à la stratégie gouvernementale globale et ne s'en détache pas. Je pense donc qu'une action concertée et interministérielle sous l'impulsion d'un chef de gouvernement dynamique, dans les domaines que j'ai indiqué plus haut serait salutaire.
Que vous inspire ce point de vue de Gramizzi Cl et Damian M concernant la classe politique ivoirienne: " Les quatre ténors de la vie politique ivoirienne des dernières années (Gbagbo, Ouattara, Bédié, Gueï) portent tous une part des responsabilités de la catastrophe que traverse actuellement le pays " ?Il n'y a pas qu'eux. A mon avis en effet, ces soit disant ''spécialistes'' de la Côte d'Ivoire commettent tous le pêché de vouloir éluder la question principale en jeu dans la crise ivoirienne : celle de l'indépendance économique, et donc du rôle déterminant joué par le gouvernement français qui a tenu à bout de bras cette rébellion. Maintenant, il est vrai que cela a été possible du fait de l'existence, comme nous l'avons souligné, de rivalités internes liées à une mauvaise gestion de la succession d'Houphouët-Boigny, et de l'introduction dans le débat politique de références à l'ethnie, la religion, et le régionalisme.


Les Forces de Sécurité et de Défense n'ont pas échappé à votre analyse de la situation sociopolitique. Pis elles sont interpelées sur des comportements peu recommandables. Pensez-vous que c'est le fait de la guerre où est-ce parce qu'elles mêmes n'ont pas une claire conscience de leur métier?

C'est peut être un peu des deux. Car, si vous vous référez au ''racket'', il ne s'agit que d'une version de la corruption, dont on peut dire sans risque de se tromper qu'elle est depuis longtemps un sport national. Je cite un extrait de discours d'un immigré qui, s'étant acquitté de touts les impôts, et détenant tous ses documents d'identité, se plaint de souffrir de racket. Et je déplore cela. A la fin de l'ouvrage, j'insiste sur la nécessité pour les forces de sécurité d'effectuer leur travail, qui est délicat, dans un cadre strictement républicain, car ce qui devrait guider leur action, c'est la loi, et rien que cela.


Sentez-vous réellement un air de changement depuis l'avènement du Président Gbagbo ?

Mieux que cela, la Côte d'Ivoire, comme l'ensemble des pays francophones, traverse une ère de changement débutée dans les années 1990, date de l'introduction du multipartisme. Il y a donc un jeu de mots entre ère et air de changement. En Côte d'Ivoire, sous l'ère Gbagbo, ses manifestations sont diverses : dépénalisation des délits de presse, refonte de l'administration des impôts et de la douane, libéralisation de la filière café-cacao, école laïque gratuite… mais aussi hélas guerre, déchets toxiques… chacun, selon sa chapelle politique, interprète cet air de changement selon la manière dont il le respire. Mais une constante demeure : nous sommes en changement et nous ne savons pas réellement vers quoi nous nous dirigeons.


La Côte d'Ivoire peut elle espérer en des lendemains meilleurs ?

Bien sur. Et l'actualité récente nous le démontre chaque jour un peu plus.

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